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Apprenti en 1917...


Pierre Albert contait jadis une tranche de sa vie...


Pierre Albert fut mécanicien de route au dépôt de Tours, où il passa 34 ans de son existence. Son fils, René, nous permet de partager ce récit.

En Mars 1951, alors que Pierre ALBERT, mon père, traité depuis deux ans pour un cancer de la gorge, se remettait lentement de ses souffrances, il lui vint l'envie de parler de son enfance en couchant sur un cahier le brouillon de l'amorce de son histoire de jeunesse.

Il n'a pas achevé ce travail et le récit ne retrace que les seize premières années de cette évocation intéressante car reprenant des anecdotes laissant entrevoir le mode de vie de l'époque.

Que dit-il ? Il ouvre son récit par une préface :

" Cher Lecteur, n'ayant qu'un bagage intellectuel tout à fait primaire, amélioré, il est vrai, par quelques cours secondaires bien réduits, j'explique plus loin pourquoi, je prie le lecteur d'excuser les imperfections, et il y en a, qu'il pourra trouver dans les lignes suivantes. Je l'assure cependant que le récit authentique est la vie exacte de l'auteur qu'il a émaillé d'anecdotes non moins véridiques laissant seulement dans l'ombre, volontairement, les faits de la vie familiale qui n'intéressent que lui, bien entendu. Je demande donc toute l'indulgence du lecteur et l'en remercie d'avance. A TOURS le 25 Mars 1951 ".

***


Le 27 Septembre 1901, trois hommes d'âge et d'aspect différent sont rassemblés devant le fonctionnaire chargé de l'état civil de la charmante petite ville de CHATELLERAULT.

L'un d'eux se distingue, en costume de l'époque, avec toutefois une marque particulière car il porte un large feutre noir. Il a les yeux protégés par des lorgnons, pince nez du moment, et porte le bouc au menton et une large cravate Lavallière noire caractérisant le type artiste du personnage dont les gravures nous rappellent, même de nos jours, la silhouette de Bruant et de ses adeptes de la Butte Montmartre à PARIS.

C'est l'auteur de mes jours qui fut, jusqu'à sa fin, un brave, très brave, homme que je vénère toujours et plus que jamais. Le deuxième a tout du tabellion ou du clerc. Bien que plus âgé que mon père il est en effet ceci et double son personnage, dans ses conversations, de celui d'un ancien officier, bien que n'ayant jamais été soldat. C'est un proche cousin qui témoigne avec le troisième et dernier personnage, plus âgé encore, mon parrain, grand-père bisaïeul, chevrotant, à ce que l'on m'a dit car décédé avant que j'aie conscience des faits de la vie..

Ils déclaraient en effet tous les trois que ce jour est né Pierre Victor ALBERT, de sexe masculin, à 7 heures du matin, fils de Marie Pauline COQUEREAU et de Victor ALBERT, son mari.

Faisons une pause dans cette narration car dans ce qui précède il est cité trois personnages sensés être présents à la déclaration de naissance. A priori mon père y fait une erreur car, en fait, il semblerait que son père est absent lors de cette formalité. Pourquoi ? Une simple supposition sur ce sujet laisse à penser qu'il était pris par ailleurs par le décès du grand-père paternel de l'enfant, décédé du 21. En effet étaient présents Eugène TOUZALIN, bisaïeul, 71 ans, Gustave PAQUIER et Charles PALLATIN, cousins, 35 et 36 ans. Mais reprenons le fil de l'histoire…

Pendant ce temps un hideux petit bonhomme rouge, les yeux clos, noyé dans les langes et les dentelles, repose ou vagit dans son berceau, tendrement admiré par les regards alanguis de sa mère encore sous les douleurs de l'enfantement.

Pauvre mère, malade déjà à ce moment, tu ne pensais certainement pas que ton fils publierait et essaierait de faire lire ces lignes.

Pour nous veiller tous deux ma bonne et charmante grand-mère et la femme d'un de ses employés qui fut pour moi une deuxième mère, la mère Placide, du prénom de son mari. De la chambre à l'étage de l'immeuble où se situe cette scène, les persiennes légèrement entrouvertes, on entend le piaffement des chevaux et le roulement des voitures, le juron des garçons d'écurie et le cri des volatiles que font fuir les chiens aboyant.

La cour est en effet en effervescence. Il y a mariage et comme ma grand-mère, veuve très jeune, continue son commerce de location de voitures, ma naissance n'arrête naturellement pas le mouvement quotidien. Nettoyage de véhicules, landaus, coupés, omnibus et celui des chevaux, lavage, pansage à l'étrille, cirage des sabots, peignage des crinières et des queues, pose des harnais et des cocardes, enfin tout l'appareil d'un départ important. Ma grand-mère, a l'œil de laquelle rien n'échappe, fait la navette entre la chambre et la cour, commande les hommes, caresse les chevaux, ces chevaux qu'elle aime tant, rectifiant la tenue des cochers, le harnachement des bêtes, vérifiant l'intérieur des véhicules, principalement celui de la future mariée, un superbe coupé vert foncé, capitonné de même couleur, agrémenté d'une superbe corbeille de fleurs blanches enveloppée de tulle également blanc.

Un autre personnage, haut de forme sur le chef, grande capote bleue à boutons métalliques, le fouet à la main gantée de blanc, est sur le siège dudit coupé, c'est mon oncle qui tout comme sa mère adore les chevaux et s'apprête à donner le signal de départ du cortège. Bel homme, il restera célibataire jusqu'à son décès en 1914, après avoir cependant mené vers l'autel combien de ces couples où, certes, il n'aurait pas eu de peine à remplacer, combien avantageusement, l'époux. Enfin mon oncle Henri ne l'a pas voulu. Pauvre oncle, combien de fois m'as-tu remorqué à tes trousses dans cette cour et même en ville … ! Nous sommes photographiés, lui accroupi tenant par le collier Cora, une superbe chienne Terre Neuve, entre les pattes de laquelle je suis installé, en robe cette fois, puisque la mode était ainsi.

C'est dans cette atmosphère que j'ai ouvert les yeux. Puis on me transporte à Angers où mon père travaille comme graveur lithographe, bon métier, métier d'artiste à ce moment, maintenant détrôné par d'autres procédés.

Je quitte donc la gentille ville de Châtellerault, son pont Henri IV, son " plan ", sa " manu ", les bords de la Vienne et mes chers animaux auxquels, bien que petit, je m'attache, surtout ma douce Cora.

 Augustine COQUEREAU - BONNET, grand-mère de Pierre ALBERT, conduisant un attelage


Angers, sa superbe ceinture de boulevards, son mail, son château fort, le " bout du monde " d'où l'on accède aux vieux quartiers entourant la cathédrale.

Angers si renommée pour ses vins, ses sites et ses vieux monuments, Hôtel Pincé, musée, tour Saint Aubin, etc… voit le poupon grandir et faire ses premiers pas. Maladif, je végète, j'ai une pauvre figure de papier mâché. Je fais de graves maladies dont une ophtalmie brûlante (perte de la vue pendant plusieurs jours), coxalgie puis les traditionnelles telle la rougeole. On m'opère des végétations, etc… Bref, mes parents en viennent à louer une pièce et une cuisine en campagne à sept kilomètres, à Montreuil Belfroy.

Ce joli petit pays situé sur un coteau dominant la Mayenne, où mon père a son bateau de pêche, car il adore ce sport, est, pour moi, un lieu de vacances même pendant les périodes scolaires. Une vieille voiture d'enfant à quatre roues, puis trois, fait mon divertissement avec Fox notre chien ratier. Hélas, en dehors de ce divertissement, il me faut prendre des leçons avec un bon et brave instituteur pendant les vacances, Monsieur Perrin. Il fait l'impossible pour m'enseigner les règles des fractions, l'arithmétique en général. Je pense plus à mon horrible guimbarde. Le samedi soir, avec mon père, c'est avec une grande joie que nous allons appâter le coup de pêche et j'attache les hachets, comme on dit là-bas, tout simplement les vers de terre, que je suis allé chercher derrière les charrues pendant les labours, de gros vers à tête noire que l'on met aux lignes de fond, interdites il est vrai,, mais enfin le lendemain mon père est, à coup sûr, récompensé par le frétillement nerveux d'une belle anguille ou d'une superbe tanche, voir même de plusieurs.

Nous avons de nombreux amis, en particulier l'associé d'un constructeur de manéges forains.

Le jeudi c'est la grande débauche dans les ateliers de montage et de peinture avec Henri, le fils, au grand dam des ouvriers qui, je le conçois maintenant, nous auraient voulus bien ailleurs. Mais c'est le fils du patron… Alors… !

Nouvel aparté dans le cadre de ce récit. Il est probable que l'entreprise de construction de manéges soit celle de Monsieur BAYOL. J'invite le lecteur à se rendre sur le site HISTOIRE-GENEALOGIE, à l'adresse suivante http://www.histoire-genealogie.com rubrique " REDACTEURS " puis René ALBERT - articles " tournez manéges ". Mais reprenons le récit…

Nous habitons sur la route menant au champ de manœuvre et tous les jours nous voyons passer les dragons du 25ème régiment, casqués, fanfare en tête, ou les fantassins du 135ème. Plus tard ce seront les artilleurs du 3ème régiment. Nous voyons également sur la Maine le 6ème régiment du Génie.

Ce champ de manœuvre devient également terrain d'aviation. De notre grenier, on a la vue sur le terrain situé à proximité, et, avec mon oncle, je vois évoluer avec ébahissement les " cages à poule " genre WRIGHT, BREGUET, DUMONT, les monoplans LALAIN, BLERIOT Libellules. C'est le circuit d'Anjou avec Brindejonc des Moulinais, Védrines, Pégoud et autres précurseurs de cette aviation que, maintenant, nous ne regardons pas, ou peu, quand l'un de ces modernes engins nous survole

C'est à Angers que je passe mon certificat d'études. J'ai fait des progrès et me défends mieux. Je fais également ma communion. La vie s'écoule tranquille sauf toujours les maladies traitées surtout avec …la viande de cheval et l'huile de foie de morue. Il ne faut pas désespérer… ! et c'est le docteur qui me suit depuis longtemps qui le dit et le redit à mes parents… " Pour qu'il se porte bien, il ne faut pas qu'il use ses fonds de culotte sur des bancs. Il lui faut du mouvement… ! du grand air… !. ". La suite est la preuve manifeste de la justesse de son diagnostic.

En récompense de ma réussite au certificat d'études, mes parents m'offrent une bicyclette. Alors commence pour moi la joie des randonnées ANGERS MONTREUIL BELFROY. Cela me fait du bien.

Soudain c'est la catastrophe… La GUERRE !…C'est la guerre, la grande, celle de 1914-1918. Nous voyons partir toutes les troupes. Combien de ces hommes ne vont pas revenir… ! ?. Mon père, réformé pour la vue, s'engage dès le début dans une milice municipale ayant pour fonction de garder les banques, armureries, postes, etc… ANGERS est triste maintenant.

Mon pauvre oncle, alité à la suite d'une rechute de pleurésie, est très mal. Ma mère et moi nous partons par le premier train pour Châtellerault. Voilà mon père seul à Angers. Il est malade lui aussi.

C'est par l'intermédiaire d'un de ses anciens camarades d'école, à ce moment capitaine à la Manufacture d'Armes de Châtellerault, que mes grand-mère et mère le font admettre dans cet établissement.

Son arrivée à Châtellerault fait l'objet d'une séance comique, bien que le moment n'y soit pas. Convoqué par une dépêche tout à fait laconique mon père " débarque " par l'un des rares trains circulant à ce moment. Tout habillé de noir, en grand deuil, croyant à un appel pour les obsèques de mon oncle Henri, qui est certes très mal, mais qui ne décédera que peu de temps après, il voit, tout éberlué, ma mère avec un grand chapeau jaune, tout fleuri de géraniums multicolores. Toute heureuse de son arrivée, ma mère ne remarque pas l'attitude stupéfaite de son mari et, brutalement, lui annonce son admission à la Manufacture. Lui qui ne voulait pas en entendre parler, bien qu'y ayant fait son apprentissage et bien que son père y fut chef d'atelier jadis, il entre dans une grande colère, au grand ébahissement de ma mère. Après une bonne explication tout rentre dans l'ordre et, finalement, nous passerons la guerre à Châtellerault.

La perte cruelle de mon oncle affectera beaucoup le gamin de treize ans que j'étais. Les événements du moment, la Marne et Verdun, resteront gravés dans ma mémoire.

J'entre à l'E.P.S. dont les bâtiments sont transformés en hôpital. Les cours ont donc lieu dans différents endroits particuliers, Palais de Justice, Caisse d'Epargne, Hotel de Ville etc…. Aussi passons-nous notre temps à parcourir la ville ce qui n'est pas pour faciliter mes études. J'excelle davantage à trainer derrière les chevaux de ma grand-mère, à laver les voitures ou plutôt à embêter les cochers qu'à potasser l'algèbre, la géométrie, l'anglais, etc.., ce qui me vaudra d'être " boulé " au Brevet. Discussion…., mais ma bonne grand-mère est toujours là pour défendre une cause où je reconnais être bien coupable.

C'est un événement, à priori, bénin, qui viendra tout changer dans ma vie…

Parmi la nombreuse clientèle de ma grand-mère se trouvaient des officiers en retraite, le Baron de V…, ancien missionnaire, prêtre de l'une des églises de Châtellerault. Il a marié mes parents, m'a baptisé, en résumé nous connaît particulièrement. Il y a aussi un professeur d'agronomie qui, brave homme, a le défaut d'être mauvais payeur. Sa fille et son gendre habitent Tours où ce dernier est chef du service de la voie au P.O (Chemins de Fer Paris-Orléans). La dette est élevée et ce professeur voudrait bien, sous une forme ou sous une autre, tenter de se faire pardonner. Après discussion entre ces personnes qui se connaissent et ma grand-mère il est convenu que celle-ci m'emmènerait à TOURS pour y être présenté au gendre.

Nous fûmes très bien reçus. A la question : " Que voulez-vous faire de ce jeune homme de seize ans ? ", ma grand-mère n'était pas bien fixée, pas plus que moi d'ailleurs. Cependant nous avouâmes mon goût pour les locomotives. En effet, à Angers, j'ai fait de nombreux séjours sur la passerelle surplombant le dépôt des machines dont le spectacle me laissait admiratif.

" Mais.. ! répond ce Monsieur…, pourquoi n'entrerait-il pas à l'Ecole des Apprentis Mécaniciens… ". Il nous emmena au dépôt des locomotives où nous fûmes reçus par le Chef de Dépôt lui-même qui nous fit visiter son établissement.

Ah ! dame ! j'ouvre les yeux et ne vois pas tout de ces machines outils, locomotives sans roues en réparation sur des vérins etc…. Entre autre l'une d'elles, en cours de démontage, est montée très haut et les ouvriers sont dessous pour pousser les essieux. Je suis émerveillé.

La marche à suivre nous étant donnée nous adressons un dossier à la Direction du personnel de la Compagnie PARIS ORLEANS (P.O). Ce n'est pas sans inquiétude que ma famille et moi attendons les suites de la demande réglementaire. J'entends encore les recommandations empressées, les conseils que me donnent mes parents sur ma vie future.

J'avoue que, malgré mon air désinvolte, mes bravades, oh ! toute spectaculaires, je me demande bien quelle sera ma nouvelle existence ?. Où vais-je être admis ? Quelle discipline y aura-t'il ?. De plus il me faudra être en pension certainement. A qui serais confié ?. Autant de questions qui se posent pour moi d'une façon certaine et auxquelles je n'ai pas l'air de prêter attention…

Et pourtant je suis inquiet. Mon échec au brevet n'est pas fait pour me rassurer.

Enfin un matin nous recevons une enveloppe administration P.O contenant ma convocation pour Poitiers ainsi qu'un permis de circulation gratuit. A la date indiquée j'effectue mon premier voyage cheminot, bien qu'accompagné par ma mère. Visite médicale, examen, le tout semble concluant. Nous revenons à Chatellerault et attendons. A notre grande surprise, deuxième convocation et, naturellement, deuxième permis cette fois pour Tours. Deuxième voyage, deuxième épreuve. Enfin un courrier nous annonce mon admission pour suivre les cours d'apprentissage au dépôt des machines de Tours où je rentre le 1er Octobre 1917.

Les personnes de Tours, qui nous avaient guidées dans nos démarches, nous présentèrent à Monsieur et Madame MERIOT, un couple sans enfant qui habitaient une petite maison de la Compagnie près de l'usine électrique, où je fus hébergé……

La 231H726 avec Pierre Albert à la marche...


***


Ainsi se termine la narration d'une tranche de vie de mon père, Pierre ALBERT, qui figure en tête de la liste des trente trois apprentis de la promotion 1917/1920.

Il est dommage qu'il n'est pas continué celle-ci mais, personnellement j'ai en mémoire quelques passages marquant de sa vie de cheminot que j'essaierai de consigner.