Imprimer cette fenêtre Retour page précédente La technique et le comptable...
     Si le chemin de fer est devenu aujourd'hui une entreprise hautement commerciale, il ne faut pas oublier que son fonctionnement est basé en grande partie sur les capacités de la technique.

Contrairement à ce que peuvent croire beaucoup de gens qui utilisent la technologie, toutes les techniques ne sont pas identiques, ni en qualité, ni surtout en conception. Il est tout à fait possible de concevoir des matériels à faible coût, mais dont l'usage sera extrêment limité du fait de la résistance du matériau employé, par exemple, ou des méthodes minimalistes de leur conception.

     Dans la conception des matériels ferroviaires, surtout roulants, les études sont généralement longues et coûteuses, avec des essais draconiens. Cette situation s'explique par l'obligation de décéler les failles de sécurité ou de fiabilité des matériels bien avant leur mise en service, et si possible avant la mise en fabrication de série.

Beaucoup de personnes imaginent qu'un matériel fiable est un matériel sans panne, mais c'est une erreur ! Un matériel fiable est le matériel qui assumera sa mission correctement malgré les aléas de fonctionnement inévitables. Les techniques sans panne n'existent pas, et aucun système ne peut fonctionner indéfiniment impunément.

     Pour concevoir des matériels fiables, il faut surtout concevoir des systèmes où les fonctions sont capables de se remplacer les unes les autres (circuits redondants), ou des systèmes capables de se passer d'une partie de leurs fonctions (perte de confort, par exemple).
Il faut donc comprendre qu'un matériel de traction de haute technologie comme un TGV qui part en pleine possession de ses moyens, doit donc être capable d'arriver à bon port, même en perdant en cours de route une partie de ses capacités. Ce n'est pas une anomalie puisque ce matériel a été conçu pour ça, et que les capacités manquantes sont remplacées par des procédures ou d'autres fonctions qui en couvriront les besoins, souvent en toute transparence pour les voyageurs embarqués.
Vu sous cet angle, il ne devrait donc jamais y avoir de problème ! Et pourtant....

     Alors, pour comprendre, il nous faut changer de casquette, et nous mettre aux commandes du porte-monnaie. Ces systèmes, je l'ai dit, nécessitent beaucoup d'études et de recherches. Les matériaux employés doivent être d'excellente qualité, et la sécurité doit être assurée par des systèmes quasiment infaillibles. Pour concevoir de tels systèmes, il faut énormément d'expérience, énormément de connaissances, et... énormément de sous !!

D'un côté les ingénieurs, les techniciens, de l'autre les gestionnaires, les comptables...
Cette balance, apparemment anodine, a pourtant fait basculer le chemin de fer dans un monde où il risque fort de perdre son âme. Jadis, pour décider la conception d'un matériel, les ingénieurs et techniciens avaient le beau rôle et le monopole des décisions. On chargeait ensuite les comptables d'éponger l'ardoise, ce qu'ils faisaient plus ou moins bien, et cette situation explique les dérapages des années 60.

     Mais dans notre pays, nous fonctionnons toujours en zig-zag. On ne sait corriger un abus qu'en commettant un autre abus, contraire celui-là ! C'est ce qui s'est passé, au chemin de fer comme ailleurs. Nous nous sommes réveillés un matin avec des comptables au pouvoir, et nous sommes passés de la technique à n'importe quel prix aux économies absolues sur tous les fronts !

Bien, me direz-vous. Et alors ??
     Alors ? C'est bien plus qu'une question d'argent !! Ce qui est en cause, c'est toute une philosophie. Pour les techniciens, la haute technologie permet d'avoir des matériels performants, qui assureront leurs missions dans tous les cas. Dans l'esprit de la conception, si ce matériel part en état, il arrivera à l'autre bout en surpassant toutes les anomalies en cours de route. Mais dans cet esprit, le train suivant devant bénéficier du même traitement, le matériel doit donc être visité, et s'il le faut, réparé.

Pour les comptables, la fiabilité du matériel n'a pas le même but. Ils chercheront à la rentabiliser ! Et puisqu'on peut se passer temporairement de certains systèmes, rien n'empèche de partir sans !! La réparation sera faite plus tard, toujours plus tard...
Et dans ce cas, si on gagne sur ce tableau, on perd la fiabilité expliquée plus haut. Si un problème survient, il n'y a plus rien pour surpasser cette panne, et le système plante lamentablement...
En fait, la gestion se servira de la fiabilité pour espacer les visites, entretiens, etc...

     Les deux systèmes sont donc pervers. Si on gagne sur les frais, on perd en fiabilité, et si on veut de la fiabilité, ça coûte cher ! Comment faire ?

     En fait, la raison veut que l'on trouve un juste milieu. Lorsqu'une série est terminée, il faut savoir la "stabiliser" ou la "fixer", c'est à dire qu'on ne la modifie plus, et qu'on l'utilisera telle qu'elle est, au maximum de ses capacités. Ne faisant plus l'objet de recherches ou de modifications, on peut donc consacrer les gains à l'entretien et à l'amortissement.

C'est ce qu'on faisait dans les années 70, 80, voire 90. On utilisait des engins parfois agés, peu confortables, mais très fiables, même si l'extérieur n'était pas toujours très joli.
Puis, la machine s'est emballée !! Aujourd'hui, certains engins n'ont même plus le temps de voir leurs peintures sécher qu'ils recoivent déjà une nouvelle livrée !! A force de vouloir changer l'image, on ne reconnait plus rien...
Quel doit donc être la première qualité d'une machine, aujourd'hui ? Etre bien peinte ? Avoir une cabine confortable ? Etre "moderne" ?, ou savoir tirer des trains ?

     En ce qui me concerne, le chemin de fer dans lequel je croyais n'est pas celui là. La grande dame est montée bien haut, et a basculé sans s'en apercevoir dans un monde devenu fou. Mais redescendre sera difficile sur la planche étroite et glissante...
Et c'est avec beaucoup de tristesse que je vois tous ces gens qui la savonnent, la planche...