Nuit tragique d'une fonte de plomb
Devant le conseil d'enquête…souvenir d'un cheminot
Cette histoire, Messieurs, est venue la première
Jeter un sombre jour dans ma longue carrière.
Ma fonte de plomb a tristement couronné
Une maudite nuit de labeur acharné.
Je ne viens pas ici exalter mon courage,
Ni chercher le pardon, ni flatter mon ouvrage.
Aux juges compétents de m'interpeller.
J'en vais citer les faits et puisqu'il faut parler,
Je veux d'un juste droit prendre en main ma défense,
Et relever d'un chef l'impardonnable offense.
Vers le cinq novembre, à dix heures du soir,
Je montais au dépôt. Le temps était bien noir,
La lune était cachée. Au ciel, pas une étoile
Ne daignait me sourire et déchirer son voile.
Si je commence ainsi par ce banal sujet,
C'est pour vous détailler l'accident au complet.
Dans la nuit, la machine est une vraie misère ;
On n'y voit pas assez pour le travail à faire ;
A sa pauvre lumière, je lui préfère mieux
Celle plus naturelle que reflètent les cieux.
Quelquefois un malheur dépend de peu de chose.
Bien que ce métier ne sera jamais rose,
Quand bien même il serait suffisamment doté
Des modernes progrès de l'électricité.
Je pris la machine quatre mille soixante,
Dont le mauvais renom jetait dans l'épouvante.
Quelques mécaniciens, les malins d'entre nous
Qui craignent la conduire, usaient les deux genoux
Auprès d'un méchant chef à la lèvre mauvaise
Et seuls ses préférés pouvaient parler à l'aise.
Il me l'avait choisie ; car depuis fort longtemps,
Il fait dans le dépôt la pluie et le beau temps.
C'était un spécimen de machine banale ;
Dépensant beaucoup d'eau, délabrée et fort sale ;
De ces tristes outils que nos chefs heureux
Se plaisent à donner au personnel grincheux ;
Machines oubliées, dégoûtant tout le monde ,
Que l'on laisse rouler tant qu'une roue est ronde ;
Mal préparées surtout, ni graissée avec soin.
Alors que, plus que d'autres, elles en ont besoin.
Leur mauvais entretien rend la tâche pénible.
Ajoutez à cela le mauvais combustible,
Fourni à bon marché par les mines du Gard.
J'aperçus à regret, mais c'était un peu tard,
Son faible chargement de charbon en briquette ;
Je pus juger d'en bas la forme maigrelette.
L'avait-on bien chargée ou l'avait-on brûlée ?
La faute du prochain ne veut être parlée.
Puis je préparai sans grande confiance,
Avec un compagnon manquant d'expérience,
Mais plein de volonté, ne disant jamais " non ! "
Et qui me saluant poliment par son nom,
S'occupait à réduire en morceaux les briquettes ;
Ou les cassait trop gros ou les mettait en miettes ;
Les jetait au foyer, jamais ou il fallait ;
Ne montrait son savoir qu'en tenant le balai.
Le bon vouloir est bien, la pratique est meilleure.
Pour faire presque rien, il avait mis une heure ;
Et n'avait même pas ôté son capuchon
Ne sachant s'employer qu'à salir le torchon.
Ecoutant mon devoir, sans réplique rebelle,
Je crochetais le feu, maniais la pelle.
Dans la préparation, moment laborieux,
Content ou ennuyé, il faut être sérieux.
D'elle parfois dépend la marche de la route ;
Ma raison sur ce point ne permet aucun doute.
Cette tâche accomplie, je sortis du dépôt.
Je n'avais pas, croyez, l'esprit bien au repos
Quand le train surchargé démarra de la gare.
De ma triste odyssée, encore je me sépare
Pour vous dire, Messieurs, que pour les long parcours,
Les jeunes compagnons trouvent les trains bien lourds.
Pour le mécanicien, c'est par trop épineux,
De faire à lui tout seul le dur travail de deux.
Je faisais le trajet du Teil jusqu'à Badan ;
La ligne était connue, j'y vais depuis dix ans.
Tout alla bien d'abord, en suppléant sans cesse
Le jeune débutant manquant toujours d'adresse,
Lui donnant des conseils en élevant la voix.
Cherchant la diversion à ma pesante croix,
Je nettoyais le feu à la Voulte, à Peyraud,
Pendant que l'apprenti veillait aux prises d'eau.
Le brouillard, très épais, me rendait inhabile,
On n'y voyait plus rien sous la veilleuse à huile.
Pour comble, le chauffeur paraissait sommeiller ;
Quelle peine j'avais de toujours l'éveiller ;
Secouant sa torpeur, sans user de rudesse,
Je le réconfortais par la maigre promesse
D'être dans moins d'une heure à Badan tous rendus,
Car le pauvre garçon n'en pouvait déjà plus.
Et moi, l'esprit chagrin j'entrevoyais, bien nette,
La place où n'était plus une seule briquette…
En vain le compagnon fouillait dans tous les trous,
Retournait le tender tout sens dessus dessous ;
Pas un petit morceau, par une moindre brise.
Je vis dès ce moment ma marche compromise.
C'est ainsi que peiné, j'atteignis Condrieux ;
Quelle belle occasion d'y faire un bon feu !
L'aggloméré manquant, elle ne pouvait naître…
Et la pression toujours baissait au manomètre ;
Pour la monter je pus avoir recours
A la déclivité qui vint à mon secours.
Régulateur fermé, j'utilisai la pente
Pour vite alimenter sans trop de marche lente,
Je tirai le souffleur qui faisait tant de bruit
Qu'il troublait à lui seul le calme de la nuit ;
Son vacarme était fort, ses effets étaient moindres.
Après m'être arrêté et graissé les cylindres,
Il me restait à peine un demi tube d'eau.
Malgré ce court répit, mon sort n'était pas beau.
Maintenant le charbon était d'un ton verdâtre,
Produisant en brûlant une flamme rougeâtre ;
Ce sont de ces menus qui, depuis dix hivers,
Végètent, entassés dans le fond des tenders ;
Qui voient enfin le jour quand on a la déveine,
Un sombre et long parcours et un clou à la traîne.
Le reste du trajet, il me fallait compter
De joindre à mon sang-froid les talents du métier.
Dans la déclivité, après Sainte-Colombe,
Je me laissai glisser, bruyant comme une trombe.
En côtoyant la Lône, on entendait claquer
Les bielles en bout de course, semblant se disloquer.
Le souffleur résonnait, c'était là ses merveilles ;
Qui jointes au bruit du Giffard, m'agaçaient les oreilles.
Régulateur ouvert, le niveau d'eau montait,
Une écume rouillée l'effleurant à regret.
Pour activer le feu, je faisais l'impossible.
Le manomètre seul avait l'âme insensible.
Modérant la vapeur et la vitesse aussi,
Je fis, ménageant l'eau, trois kilomètres ainsi.
Contre les éléments, je luttais sans merci ;
Quand je pris l'ascension de la rampe de la Loire.
Je voudrais bien ici terminer mon histoire !
Demander le secours pour défaut de pression
Et faire en ce pays de l'eau à discrétion.
Oui, vous n'auriez pas eu même à vous déranger.
Un blâme aurait suffi pour me bien corriger.
La fatigue, messieurs, m'avait troublé la tête ;
J'étais comme une épave une nuit de tempête ;
Puis de la gravité m'approchant de la crête,
Je commandais " à l'eau " à l'apprenti chauffeur
Qui tirait le charbon, le front tout en sueur ;
Il avait tout quitté pour être un peu plus leste ;
Son tricot de marin lui tenait lieu de veste ;
Je le revois encore à travers le brouillard,
Le visage noirci, debout près du Giffard.
Pour l'amorcer en vain, il en montait l'aiguille ;
Il ratait à chaque fois…bon sang quelle guenille !
Décidément ce jour le sort en est jeté !
Dis-je et, m'élançant d'un bond de son côté,
J'ouvris sans hésiter les robinets jumelés.
La crainte du danger m'avait donné des ailes.
Quelle idée se tramait dans ce jeune cerveau ?
De fermer pour ouvrir la clé des prises d'eau ?
Deux minutes perdues pour emplir la chaudière,
Provenant, cette fois, du défaut de lumière.
Pendant qu'un peu distrait, je veillais la sablière ;
La pression à vue d'œil commençait à faiblir.
Quel souci pour le plomb, car l'eau était très basse,
Depuis Sainte-Colombe j'avais perdu sa trace.
En fermant la vapeur au milieu du tunnel,
Il me montait au cœur un malaise cruel…
Comment vous exprimer la minute angoissante,
Quand le train s'engagea dans la dernière pente
L'injecteur fonctionnait, mais la faible pression
Ne pouvait compenser, par l'alimentation,
L'écart entre la rampe et la déclivité.
Combien j'étais fâché de ma témérité.
Je n'osais regarder l'état du plomb fusible ;
Mon naturel, toujours souriant et paisible,
Devenait par degré agité et fiévreux ;
Lorsque le compagnon, le plus pressé des deux,
Se déplaçant soudain du volant du Giffard
En hasardant un œil par le petit regard,
Me dit d'un ton dolent : Je crois que le plomb coule.
A peine de ma montre un quart d'heure s'écoule,
Que je viens de gâcher le travail d'une nuit.
Dans ce mortel instant, jugez de mon dépit…
Après m'être assuré, que le ciel me pardonne,
Je répétais trois fois les termes de Cambronne ;
Grognant, vociférant, furieux, la rage au cœur ;
Partir mécanicien et revenir chauffeur ;
Voilà de ce métier l'étrange perspective ;
Victime résignée d'une locomotive.
Combien est obscure ta douloureuse vie,
Qui ne quitte le drame que pour la tragédie.
Tout en manifestant ma colère à voie haute,
Le train continuait à descendre la côte.
Comme il était prescrit, m'arrêtant à Givors,
Je pus me dispenser de secours et renfort.
Arrivé à Badan, j'allais droit au garage,
Le sang froid revenu, je maîtrisais ma rage ;
Je rentrais au dépôt sans autre inconvénient
Qu'un plomb demi fondu et pour désagrément,
Les membres harassés, raidis par l'émotion
Enfin ! le jour venait comme consolation.
Avant de prononcer votre juste sentence,
Songez un peu, messieurs, à ma vraie pénitence ;
A lutter jusqu'au bout contre tous ces fléaux :
La machine et le temps, le charbon, les signaux,
Dont la faible vision, voilée de brume épaisse,
Doublait l'intensité de ma triste détresse.
Mais puisque la fortune a trahi mes efforts,
Que de cet accident, on reconnaît mes torts ;
Qu'on distingue les cas sans juger pêle-mêle
Ceux qui le font par lucre ou par excès de zèle.
Et c'est en vain que j'ai la tête endolorie
De vous avoir cité ma longue plaidoirie ;
Elle ne sert à rien. L'inique discipline
Est la même pour tous. Tant pis, mais je m'incline.
Pendant trois mois au moins, je serais déclassé ;
Ce châtiment prévu, certes, m'a moins froissé
Que les mots aigre-doux de ce chef exécrable ;
Me toisant ce matin, m'a dit avec aplomb :
Vous avez l'autre jour encore fondu le plomb.
J'étais loin de m'attendre à une âme aussi basse ;
Si j'avais pu jeter mon mépris à la face !
Son tic grimaçant m'exprimait son dédain.
Ses paroles semblaient me baver son venin ;
Courage malheureux, voilà ta récompense.
Mes poings se ferment seuls encore quand j'y pense.
Alors qu'il me voyait mécontent, indécis ;
Il raillait ma douleur à ce moment précis.
Permettez-moi, messieurs, qu'enfin je me retire,
Je sens ma tête en feu et le grand air m'attire ;
La sévère leçon me servira longtemps.
Je resterai toujours, quand même avec honneur,
Votre très dévoué et zélé serviteur.
Régis DEVESSE
Mécanicien au Teil (Ardèche) vers 1911.