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Ma première journée de travail...




C'est Guy Henrio (Caen 60/63) qui raconte :

Je sortais de l'école d'apprentissage SNCF, (comme disaient certains de " l' école privée du chemin de fer ") du dépôt de Caen.
Trois ans au bout desquels les vingt apprentis de ma promo (on en avait perdu un en route qui avait redoublé sa première année !) avaient tous passé avec succès le CAP, spécialité " ajustage ".

J'avais 17 ans tout juste et je gardais le souvenir des séances de travail sous l'atelier au cours de la troisième année, au cours desquelles on nous faisait faire des travaux censés être en rapport avec le métier que l'on préparait. J'étais passé par le poste de scie mécanique, par l'ajustage des segments de piston des machines à vapeur, par la rectification des coussinets de bielle mais aussi par le poste de fabrication d'acétylène .... Je me souviens que l'odeur dégagée par la dissolution des blocs de carbure était particulièrement désagréable.

Au dépôt de Caen, en 1963, il y avait trois grandes activités - la révision des machines à vapeur : " le levage " - l'entretien des machines du dépôt : la " bricole " et " les autorails " (il y avait aussi des diésels).
A l'apprentissage, nous n'avions pas tous reçu la même formation " technologique ". Une séparation en deux spécialités " matériel moteur " et " matériel remorqué ". avait été faite arbitrairement dès l'entrée. Si l'on habitait Caen, la direction de Cherbourg ou l'Orne - on était classé " moteur ". Si l'on habitait direction Paris, sur Mézidon ou Lisieux - on était classé " remorqué " (pour alimenter l' " Entretien wagons " de Mézidon). Nous étions 15 sur 20 à avoir reçu une formation " matériel moteur ".

Ce jour là, je ne me rappelle plus combien nous étions à nous rendre sous l'atelier pour embaucher vers 7h 30. Je me souviens de la petite porte qu'il fallait ouvrir en bout de l'atelier côté Paris qui nous mettait directement dans les gros chantiers de " levage ". C'était bruyant, sale, il fallait faire attention où l'on marchait, bien suivre la piste et l'on arrivait au milieu des bâtiments, dans l'allée centrale. Le bureau du Chef d'atelier, où nous devions nous rendre, était de ces bureaux en hauteur, espèce de mirador d'où l'on pouvait tout surveiller.

Le Chef d'Atelier était un bonhomme pas commode (surnommé " chapeau " - et il y avait un autre Chef que j'ai côtoyé longtemps après qui nous appelait toujours " mon garçon ") qui ne s'est pas embarrassé de formules avec les gamins que nous étions : " D..... , H ..... et M ...., vous êtes affectés dans l'équipe P .... (levage machine à vapeur de banlieue). J'étais donc affecté dans cette équipe avec Marc et Jean. Nous avons tous reçu nos affectations de la même façon qui ne tenait pas compte de notre formation ni de nos espérances. Nous avions encore en tête les belles déclarations du Chef d'Arrondissement MT venu nous remettre nos " diplômes de fin d'apprentissage " : " Vous êtes l'avenir du chemin de fer ... vous travaillerez en blouse blanche ... ". Cela semblait mal parti pour qu'il en soit ainsi !

D'autant plus mal que j'avais été choisi pour faire " une quatrième année " au vu de mes résultats techniques pendant l'apprentissage (nous étions deux dans ce cas). Dans notre année, aucun n'avait été sélectionné pour les " cours supérieurs d'apprentissage " (CSA qui deviendront plus tard CPP2). A ma remarque comme quoi je devais faire une quatrième année essentiellement tournée sur le perfectionnement " matériel moteur ", il me fût donc répondu que " l'on verrait plus tard " ...

Ensuite, le Chef d'Atelier nous a précisé ce que l'on devait faire dans la matinée : aller à l'outillage pour récupérer un jeton de présence : " les horaires c'est .... " (en ce temps là, on faisait encore 48 heures et on travaillait le samedi matin), une caisse à outils et prendre possession de nos " vestiaires ". Il nous parla aussi d'une info " sécurité " qui nous serait dispensée par le " Chef sécurité ".

Nous avions nos sacs avec nous dans lesquels se trouvaient nos bleus, casquettes et chaussures de travail (le béret ça nous plaisait pas trop) ainsi que le nécessaire de toilette. Je ne me souviens plus si je traînais aussi mon pied à coulisse au 1/50eme, symbole de mon métier d'ajusteur ... mais j'ai vite compris qu'il ne me servirait pas à grand chose ...

Je me suis donc rendu comme mes copains à l'outillage. L'outilleur, derrière son guichet, était un grand balèze (il s'appelait " Jules " et en fait il était gentil - il, avait été " placé " à l'outillage parce qu'il avait des problèmes de santé ) à qui nous avons donné nos noms, prénoms et l'équipe à laquelle nous étions affectés. Il nous a donné nos n° de placards dans le vestiaire. Pendant que nous prendrions possession de nos placards, il allait nous préparer " notre " caisse à outils et nos " jetons ".

Direction " vestiaires ". Il fallait sortir de l'atelier, traverser " la fosse " (c'était plus court) qui servait à la manœuvre du pont roulant. Le bâtiment " vestiaires " était détaché de l'atelier et accessible pratiquement de la rue (je constaterai plus tard que cela avait quelques avantages). L'endroit n'était pas folichon non plus : c'était sombre, les placards (un par personne à l'époque) étaient alignés perpendiculairement de chaque côté d'une allée avec de grands lavabos collectifs en pierre dans chaque travée ne disposant que d'une seule commande de distribution d'eau et de réglage de température par bac. Je constaterai plus tard que c'était un sacré problème pour avoir une température d'eau qui contente tout le monde. Je me change et j'enfile mes bleus. Je ferme mon placard avec un cadenas " lion " dont l'avantage est que tu peux perdre ta clé, il y aura toujours un copain pour ouvrir le placard à ta place ... Autant dire qu'il ne fallait rien laisser dans le vestiaire.

Au retour avec Jean et Marc, et dans l'attente de notre caisse à outils qui n'est pas encore prête, nous allons prendre connaissance de notre poste de travail. Le Chef d'Equipe s'appelle Louis P.... mais celui qui va nous prendre en main (notre tuteur) c'est René A.... Il est Contremaître d'après ce que l'on comprend. C'est une équipe vraiment réduite que la nôtre, il n'y a que deux compagnons Jules et Eugène et avec nous trois, cela fera cinq. Notre boulot sera de terminer la révision d'une 141TD de la région parisienne qui est en levage depuis plusieurs semaines. Ce sont Jules et Gégène qui nous diront ce qu'il y a à faire. Nous ne connaissons rien des locomotives à vapeur (nous avons eu une information très succincte) et j'ai déjà l'impression d'un gros gâchis dans l'utilisation des compétences ....

Je récupère ma caisse à outils à l'outillage que j'emmène sur le chantier. C'est une grosse caisse en bois à lanière avec une panoplie d'outils très rustiques : gros marteau - tire goupille - burin - bédane - grosse clé à molette - chasse clavette - gros tournevis etc ... Avec ça, un carnet d'outillage (que j'ai signé), un paquet de 10 jetons d'outillage avec mon numéro. (il me faudra donner régulièrement un jeton en échange d'un " bleu omnibus " pour les travaux particulièrement salissants mais il n'y en avait pas pour tout le monde, ni de toutes les tailles ... et pour l'outillage collectif tel ... une scie à métaux). La caisse est elle aussi fermée par un " cadenas lion ".

L'on m'a aussi attribué le fameux " jeton de présence " que l'on devra décrocher de la " boîte à jetons " avant l'heure fatidique de fermeture le matin et l'après-midi en prenant le travail et que l'on devra raccrocher à la fin de chaque séance de travail dans une bousculade sans nom ...
(si tu n'étais pas arrivé à décrocher ton jeton avant l'heure de fermeture de la " boîte ", il te fallait attendre 30mn et tu étais signalé au " pointeau " avec " ½ h en bas " sur la paye qui n'était déjà pas lourde).

Je ne me rappelle plus exactement ce que nous avons fait au cours de cette première journée. Je crois pour ma part que j'ai eu à démonter des enveloppes de protection en tôle et que pour ce faire, le marteau et le burin étaient de rigueur .... Nos compagnons étaient sympas et sous ses aspects un peu abrupts, Jules cachait une grande fraternité (j'ai appris plus tard qu'il avait quelques faits de résistance à son actif et qu'il était craint et respecté des chefs). L'après-midi, nous avons été pris en main par le " chef sécurité " qui nous a fait faire le tour de la boîte et je n'ai pas fait grand mal à la 141 TD.

A un moment, un dénommé Roger R ... est venu me voir (nous l'avions vu quelques fois à l'apprentissage) et il m'a dit : " tu sais p'tit gars, ici tout le monde est syndiqué et ça serait bien pour te défendre que tu le sois aussi ... ". Et c'est comme ça que j'ai pris ma carte à la CGT à 17 ans et même pas deux mois !

Dans les vestiaires, et j'aurai l'occasion de le vérifier les jours suivants, la toilette n'est pas un luxe et le " briochin " est absolument indispensable pour se décrasser les mains. Je garde en mémoire deux de mes compagnons de travée. L'un en face de moi qui s'appelait Michel. Il avait un travail très sale en contact avec l'huile et la graisse. Ses bleus " omnibus " étaient brillants de crasse et la paire de bleus qu'il avait en dessous et qui était sa " tenue de ville ", n'était pas changée souvent. Il se lavait les mains mais aussi parfois la figure au briochin .... Le col de la chemise restait fermé et c'était juste le devant du visage qui avait droit à la toilette. Le gant et la serviette de toilette n'avaient plus de couleur ... L'autre, qui s'appelait Roger ... était un causant et il faisait sa toilette en discutant à droite et à gauche, toujours en slip. Un jour de distraction, il est sorti dehors avec sa veste mais toujours en slip .... (il s'en est quand même aperçu).

Ce qui m'a le plus marqué au cours de cette première journée c'est que l'on faisait vraiment peu de cas de la formation, de la qualifications ou des aspirations des gens. Il y avait un travail à faire et puis c'est tout. Le Chef d'Arrondissement s'était vraiment foutu de nous. Je n'ai pas eu envie de démissionner ce jour là (plus du tiers de mes copains de promotion l'ont fait par la suite et pour les autres, nous ne sommes restés que 3 au " Matériel "). Mais je me suis bien promis que l'on ne me ferait pas faire n'importe quoi, n'importe comment sans que je dise ce que j'en pensais.

Et j'ai tenu parole...