Imprimer cette fenêtreRetour page précédente L'Homme et la Machine....

A la conduite, aucune journée ne ressemble à une autre. Tous les trains sont différents, et le conducteur doit continuellement adapter sa technique de travail selon le comportement du convoi. En général, pour les vieux mécanos, cela se fait inconsciemment et la sensibilité des gestes s'adapte toute seule à la machine et aux sensations de la traction.

Mais pour certaines conditions particulières, le conducteur va modifier son comportement habituel. Cela est souvent arrivé pendant mes dernières années de traction, en tête des TGV. Ces trains étaient souvent placés sous les feux de la rampe, et les retards, même de quelques minutes, étaient toujours très remarqués. Mais cela a toujours existé sur les autres trains dès que ces trains faisaient l'objet de marches "suivies".

Il existe beaucoup de situations où le conducteur ne pourra rien faire d'autre que réduire le retard et limiter les dégats. Dans ce cas, gagner ou non une ou deux minutes supplémentaires ne sert à rien car les usagers ne retiendront qu'une somme de retard globale, et ils seront toujours mécontents. Mais pour d'autres trains, et notamment pour les directs long parcours, le conducteur "sent" dès le départ qu'il est possible d'amener le train à l'heure à son arrivée. Dans cette situation, toute une mécanique de travail se met en place dès le décollage du train car chaque seconde compte. Il m'est souvent arrivé de ne pouvoir absorber les dernières secondes de retard que sur le dernier freinage, la dernière ligne droite, là où d'ordinaire on laisse aller le train sur l'erre...

Les conducteurs connaissent cette pression, difficile à maintenir plusieurs heures, sans une seconde de répit. Dans ce cas, il n'est pas question d'économie, mais de performance ! C'est la montre, seule, qui commande l'avenir immédiat. Dans cette situation, le conducteur peut donner la pleine mesure de ses moyens, en ajustant son travail au cordeau avec le profil, les limitations de vitesses..... Pour un conducteur qui aime son métier, ces moments sont des moments rares, difficiles, très éprouvants. La machine est quasiment connectée en direct avec les terminaisons nerveuses, et c'est un combat de tous les instants. Sur certaines machines comme les 6500, obtenir la pleine puissance, ou la diminuer, peut demander 15 à 20 secondes de délais de fonctionnement des graduateurs. Sur un train qui absorbe la voie à 180 ou à 200 km/h, avec les rampes et les pentes qui se succèdent rapidement, les gestes de conduite découlent d'une analyse et de l'anticipation de beaucoup de paramètres comme le lieu, le temps, le type de machine et de train, la signalisation, le profil, la charge, etc... Un tel travail nécessite une connaissance parfaite de la ligne, et un instinct de conduite très développé. Il faut beaucoup d'années pour acquérir cet instinct, et beaucoup, beaucoup de kilomètres pour apprendre à maintenir l'aiguille sur son trait...

Il faut bien avouer que cela n'est plus possible de la même façon aujourd'hui, car le KVB empèche les conducteurs de travailler sans tolérance, et les oblige à anticiper les actions plus qu'il n'est nécessaire. Ce KVB (contrôle automatique de vitesse) a besoin de cette tolérance pour pouvoir corriger une éventuelle erreur de conduite, et son contrôle est invisible. Le mécanicien est dans l'obligation d'anticiper largement toutes ses actions, pour ne pas risquer un déclenchement intempestif qui l'emmènera obligatoirement à l'arrêt, ce qui sera sanctionné.

C'est dommage ! Car au bout de ces parcours là, il y a un vrai plaisir, quelque chose d'indéfinissable, même si personne ne le sait. Ce n'est pas important, que quelqu'un le sache ! L'important, c'est cette bagarre contre le temps, avec une machine qui devient complice et équipière à part entière. Je ne sais pas si c'est la machine qui devient humaine ou si c'est l'homme qui devient machine, mais il m'est arrivé de "sentir" qu'elle participait, qu'elle donnait tout ce qu'elle avait ! A l'arrivée, lorsqu'on quitte la cabine de conduite, je vous assure que la machine a une odeur particulière après un tel effort ! Une odeur douce et chaude...

Ce n'est qu'une machine, me direz-vous ! Pour vous, sans doute ! Mais moi, je ne suis pas sûr de ne pas avoir aussi senti chez elle des frémissements de plaisir ! Machine ou pas !