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Sur la frontière.


Michel Plouviez évoque des souvenirs d'enfance, dans des temps difficiles...!


    En ce temps-là, le grand père Paul avait 20 ans, et il effectuait ses trois ans de service militaire sur la frontière que la défaite de 1870 nous avait assignée, près de TOUL en Lorraine, dans l'artillerie de forteresse.

    En raison de sa profession de cheminot, il avait été tout naturellement affecté ensuite au chemin de fer militaire desservant les nombreux forts qui ponctuaient la frontière, mais pas à la réparation des locomotives qui était son métier : ce qui aurait été trop logique pour l'armée de ce temps, et eu manqué de cette fantaisie qui fait le charme du métier de soldat.

    On avait préféré plutôt lui attribuer le noble poste de serre-frein, (injustement délaissé aujourd'hui) qui obligeait cette longue carcasse à courir à l'avant du train pour agiter un drapeau devant les attelages, à chaque fois que la voie croisait la route dont le propre est d'être en lacets dans ce pays de coteaux, pour regagner l'arrière à toute vitesse afin de serrer bien vite le volant du frein dans la descente qui suivait immanquablement la montée.

    Ne vous interrogez pas sur le rôle du drapeau dans ce cas de figure : j'ai oublié de poser la question dans mon enfance et je serais bien en peine de vous éclairer sur ce point aujourd'hui.

    Bref, le poste n'était pas de tout repos et je comprends mieux pourquoi mon grand-père a gardé le reste de son existence un pas solennel qui l'a mené sûrement jusqu'à ses 82 ans.

    A l'époque, la frontière Franco-allemande n'était pas l'aimable passoire qu'elle est devenue de nos jours, et chaque mètre était l'objet d'une vigilance permanente et militarisée que ne justifiait pas seulement le sentiment d'intense frustration causé par la défaite, mais une volonté quasi obsessionnelle de tout un peuple de bloquer toute tentative de retour de l'impérialisme, avant de recouvrer par la force les provinces perdues !

    Oh, tout n'était pas que haine, et il est arrivé aux deux armées en présence de partager leurs rations, à l'occasion d'un incendie qui avait ravagé les cultures des deux côtés : bien entendu, le grand père avait tenu à me souligner la supériorité du "rata" français sur le chou germanique, à son goût : question d'honneur, peut être et d'habitude, sûrement.

    Quoiqu'il en soit, le militaire proliférait sur les coteaux, et il fallait lui convoyer les vivres et aussi les munitions pour le cas ou !

    Ce jour-là, le train se hissait, une fois de plus vers un fort, et venait de s'arrêter à mi-pente pour récupérer un peu de vapeur avant l'assaut final ; c'était l'occasion pour le mécanicien, le chauffeur et le serre-frein d'en "rouler une", tout en échangeant des vues profondes sur le chefs, l'armée et la prochaine perme : bref, les seuls sujets intéressants les conscrits à toutes époques.

    Tout en crachant un brin de tabac, le mécanicien fit remarquer à ses compagnons qu'il avait vu un éclair blanc passer entre les vignes.

    Les deux autres fixèrent aussitôt la direction indiquée, d'autant plus perplexes que ces damnées vignes cachaient tout, avant de s'exclamer à leur tour, "oui...là....plus bas" et d'entendre en même temps les cris de détresse qui montaient de la pente.

    C'étaient de hommes jeunes et de décision ; à tout hasard ils s'élancèrent dans la descente, plantant là leur machine et le sort des chemins de fer militaires et républicains.

    C'était d'autant moins facile de débouler que les vignes étaient en lignes et la route en lacets ; mais après une course folle dans la caillasse, ils commencèrent à avoir un aperçu de la situation ! trois "griffetons" descendaient la route à toute vitesse avec une charrette à bras : à ceci près qu'il y en avait un dans les brancards et deux dans la charrette !

    Le malheureux cheval improvisé tricotait des jambes à un rythme hallucinant ! et les deux autres ahuris, cramponnés aux ridelles hurlaient à pleins poumons !!

    Nos trois compagnons les ratèrent de peu une première fois, et en leur criant de sauter parvinrent à leur hauteur après un premier raccourci à travers les vignes, et d'une commune décision instinctive les firent basculer sur le bas-côté, dans un tintamarre de bidons renversés et de hurlements redoublés.

    Si les trois cheminots n'en pouvaient plus d'avoir tant couru, les trois naufragés gisaient sans voix et la bouche ouverte; il fallu un long moment plein d'inquiétude pour les voir enfin gémir et se redresser à l'exception du "cheval" qui demeurait totalement absent et comme frappé d'apoplexie.
"Mais, bande de couillons, qu'est ce que vous faisiez dans cette charrette ??".... On s'expliqua enfin...

    C'était la corvée de soupe du fort d'en dessous qui s'en revenait de ravitailler un petit poste, et après avoir mis le plus benêt dans les brancards, les deux malins peu satisfaits de suivre nonchalamment la charrette avaient entrepris de s'y installer en regroupant les bidons à l'avant , en persuadant l'innocent "qu'avec la faiblesse de la pente, il n'aurait qu'à se laisser porter" !!

    Seulement, çà avait fini par aller de plus en plus vite et l'idiot s'était accroché aux brancards et à la route que la discipline lui assignait de suivre. !

    C'était un des grands mérites de la conscription de réaliser le brassage des innocents et des malins, à ceci prés que si les premiers perdent leur innocence, les seconds se croient encore plus malins qu'ils ne sont en réalité.

    Ceux-là, en tout cas, ployaient sous les injures du mécanicien qui commençait à réaliser que, non seulement il faudrait remonter la pente, mais justifier du retard auprès des chefs……sans compter qu'un loustic quelconque aurait pu s'intéresser au train en leur absence !

    Bref, nos trois cheminots ne lambinèrent pas pour regagner la "loco"qui, bien sagement, continuait à hoqueter de la soupape à intervalles réguliers ; sur la fin, les effets de la côte et la crainte qui commençait à les gagner avaient tué l'ambiance et c'est le grand-père qui détendit l'atmosphère en rappelant le spectacle de l'idiot qui moulinait dans les brancards !
Une explosion de rire, trop longtemps contenue les saisit un bon moment, et ils se quittèrent presque à regret pour reprendre leurs places respectives : il faisait beau, la vie était belle après ce bon moment, et ils avaient 20 ans !.........

    Alors.......le reste ?!

Michel Plouviez, Moulin-Neuf VB et Lens 46/48...