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Atavismes...


Michel Plouviez évoque sa jeunesse tourmentée, son apprentissage compliqué, pendant une époque troublée...!


    Vers ses douze ans, le grand-père Paul demeuré seul avec sa mère, entre aux Ets. Daydé constructeurs à Creil, en particulier du pont Paul-Doumer à Hanoï qui résistera aux attaques du Viet-Minh et des B-52; .....ça paraîtrait inhumain aujourd'hui de faire un aller et retour journalier et pédestre, Villers st. Paul-Creil à 12 ans avec une dure journée de travail à la clé, mais son souvenir n'en était pas particulièrement marqué: l'époque voulait ça.!

    Après un service militaire de 3 ans et son mariage avec Pauline qui habitait sur l'autre rive de l'Oise, donc quasiment en Afrique, grand-père est entré à la Compagnie des chemins de fer du Nord-dépôt de Creil où il restera jusqu'à sa retraite.

    Propriété de la famille Rothschild, il régnait dans la compagnie une atmosphère peu propice à la contestation. La grande grève de 1910 qui s'ajoutait à deux autres catastrophes: la grande crue des fleuves et rivières et la naissance de ma mère, a entraîné des milliers de licenciements chez les cheminots: la voisine de mes grands-parents rue Carnot à Nogent en est tombée raide à l'annonce du licenciement de son mari......les temps ont bien changé.......!

    Dans ce climat social très dur, la mode de l'époque était d'utiliser d'anciens sous-off. d'active comme surveillants et il était souvent nécessaire de les rappeler à une prudence mesurée dont l'instrument pouvait être une clé de 40 glissant par inadvertance du haut de la " loco " mais par chance à 30cms au minimum des talons du mâton: les cheminots ayant par essence le goût du travail de précision:'' excusez-moi, chef, mais avec toute cette flotte, ça glisse''.........
Car de la flotte il y en avait: le dépôt ne sera couvert que dans les années 30 et les fosses étaient remplies d'eau en permanence, d'où les douleurs de mon grand-père jusqu'à la fin de sa vie..... si bien qu'un jour, une délégation en colère ayant forcé la porte de l'ingénieur en chef à Paris s'est vu répondre: " mais je ne comprends pas, mes enfants, regardez les plans, la rotonde y est! "...... Que répondre à ça ?? on n'allait pas mettre en doute la parole de Monsieur l'Ingénieur en chef ...!

    Mais c'était aussi la génération de la reprise individuelle chère aux anars et là, les surveillants n'étaient pas de trop:
un type sort du dépôt plié en deux sous le poids de sa musette: naturellement, on s'enquiert du contenu et on découvre un de ces nouveaux étaux à mors parallèles: ''m.....dit le type, quel est le c.. qui m'a mis ça dans ma musette..?'': c'était aussi une génération de cœurs purs..!

    On se piquait également de progrès, de sécurité du travail et Monsieur l'ingénieur dispensait la bonne parole: " il faut enjamber les voies, ne pas mettre son pied dans un aiguillage "; " justement, réplique un loustic, je connais un bûcheron qui, en gare de Longueil s'est fait prendre le pied dans la pointe de cœur alors qu'un train arrivait......(un temps).....il a pas frémi....il a pris sa serpe et s'est tranché la jambe au niveau du mollet..... ".
" Quel courage, dit Monsieur l'ingénieur, voyez les conséquences d'une faute d'inattention......mais que ce pauvre homme a dû souffrir....? ".
" Oh non, répliqua philosophiquement l'intervenant, il avait une jambe de bois "....Une rafale de rires secoua l'assemblée, sous le regard torve de l' ingénieur ..!" celui-là, pensa t'il (vraisemblablement) ne fera pas long feu chez nous "..........!.

    Mon grand-père aurait bien endossé les habits de chauffeur, voire de mécanicien mais comme il est notoire que ces gens-là ont une femme dans chaque dépôt, ma grand-mère su sagement mettre fin à des rêves de promotion aussi effrénés que potentiellement perturbateurs.
Ce qui fait qu'ayant commencé sa carrière à l' échelle 2, il la termina à l'échelle 3, mais grand-mère garda son homme à portée de main jusqu'à la fin: leur budget fût de plus en plus serré mais la fidélité n'a pas de prix, c'est bien connu....!

    Naturellement, mon père entra comme apprenti à la Compagnie; il réussit le concours d'entrée à St. Ouen pour la formation d'électricien : ce qui était la crème du monde ouvrier à une époque où le chemin de fer prenait le tournant des systèmes automatiques.

    A peine reçu, il rejoignit Hirson avec ma mère, fraîchement épousée, localité de l' Aisne où je fus mis en chantier, puis il rejoignit Jeumont dans le Nord où, suite logique du processus, je naquis: c'était l'époque délicieuse de la contrebande frontalière dont sont privés désormais nos descendants.
Comme ma robuste constitution naissante requérait néanmoins un grand bol d'air journalier, ma mère me charriait chaque jour en Belgique où l'atmosphère royale y était plus pure qu'en république !!
C'est ainsi qu'en toute innocence passèrent sous mes fesses dûment langées, dans la trappe que comportaient toutes les poussettes de l'époque: tabac, café, alcools divers qui rendaient plus douces les conditions de vie du ménage d'un électricien débutant.

    Les meilleures choses ayant une fin, mon père fut muté à St. Denis où nous étions logés dans une cabane aux Choncherolles dont il fallait tenir les murs par grand vent, avant d'être plus décemment logés rue de la gare ( bien sûr) à St Denis même.

    Ce fut l'époque héroïque de 1936, et Papa fut élu secrétaire du syndicat local des cheminots CGT et Maman préposée à l'ouverture rapide de fenêtres de l'appartement pour permettre aux cheminots-grévistes-manifestants de se mettre à l'abri du tabassage policier.
Ce qui n'empêchait pas mon père de suivre les cours des " Arts et Métiers " , de bosser la nuit à faire des dictées pour améliorer son français ,de mettre du Banyuls en bouteille avant de le revendre, de réparer des postes de radio pour les juifs des puces de St. Ouen, de faire connaître une belle peur à sa jeune femme qui se retrouva un jour face à face avec Marcel Thill, champion du monde de poids moyens à l' époque qui venait précisément rechercher un poste et de réussir le concours de Chef de District.

    L'Administration de la Compagnie devenue " Nationale "n'en garda pas moins le réflexe de le nommer à St Pol sur Ternoise (Pas de Calais) où la principale préoccupation des prolétaires reposait sur la croissance des légumes du jardin.
Muté à Audruick puis à Bohain, il se consacra désormais à sa famille et à son seul travail, sabotant les voies la nuit et les réparant le jour; décidé à passer en Angleterre, mais tellement attaché à son travail qu'il attendit la dernière minute pour se faire opérer: rentré sur ses pieds à l'hôpital de St Quentin, il était mort le lendemain:
Ce n'était pas une époque où l'on posait des questions aux docteurs !

    A mon tour, et parce que mon retard scolaire avait pris le pas sur la volonté de ma mère de ne plus laver de " bleus ", je rentre au centre d'apprentissage de Moulin-Neuf dans l'Oise, en octobre 46, après un concours réussi à l' étonnement général....... Oh, bien sûr, les "Voies et Bâtiments " n'avaient pas le prestige des " Services électriques "!! j'avais un handicap de plus! mais cette école avait un bon niveau et, en atelier, c'était de la haute précision!
J'étais généralement mauvais en mécanique et en technologie, moyen en football, mais bon en Français.
J'y appris en une année à faire deux parades en escrime et à chanter " la nuit " de Rameau, sans oublier la gymnastique : mouvements d'ensemble à la Soviétique que nous parvînmes à reproduire à 500, le 1er mai au Vélodrome Municipal de Vincennes: ce fut beau!!!

    Je n'oublierai pas une initiation plus prenante: hébergés chez l'habitant à deux par lit (un par lit en seconde année), nous étions mitoyens d'une chambre où était logé un jeune couple, et où chaque soir, (oui, chaque soir!)nous avions droit à un concert de gémissements frisant les 80 décibels! ce fût très formateur, d'autant que la dame manifestement torturée le soir était fin pimpante au petit déjeuner que nous prenions en commun!

    Ma mère s'étant remariée et me voulant près d'elle ( ) à Béthune ,je quittais Chambly à la fin de l'année à la fois soulagé, car j'escomptais un meilleur rang, bien qu'en progression au fur et à mesure que le temps passait , mais contrarié, car je m'étais attaché à mes dimanches à Creil et à l'ambiance familiale chez ma tante, d'autant que je devenais moins mauvais en football, au surplus.

    Ce sera une constante pour moi: handicapé par le retard pris dans les années qui ont suivi la mort de mon père, j'étais toujours dans la nécessité de devoir m'ajuster par rattrapage et au moment où j'allais y parvenir, un nouveau changement remettait tout en question.

    Je régressais encore en entrant au centre d'apprentissage de Lens, consacré " à la traction ": la Royale Cambouis!! car c'était encore l'époque de la vapeur.
Là, j'étais avec les vrais prolos du chemin de fer ! Ce fut donc pire qu'avant: déjà handicapé par mon origine de fils de chef, venant de la région parisienne au surplus, je me trouvais nettement largué dans les travaux d'atelier qui dominaient le programme où excellaient mes camarades, bien programmés pour devenir des bons ouvriers de dépôt, avec un petit capital de connaissances théoriques en plus..

    Déjà bon en français, je devins par comparaison excellent en composition française où je raflai la meilleure note d'un examen national : ce qui me rendit encore plus suspect dans ce milieu féru du seul travail manuel et carrément marginalisé.
Il faut dire que je ne faisais rien pour améliorer les choses: alors que tous supportaient aveuglément le R.C.Lens, moi je supportais le Lille O.S.C.: opposition prolos-bourgeois, là aussi.

    Et puis est venu le temps du doute: il faut savoir qu'en atelier, une erreur de 2/50eme de mm. valait un jour de colle ! aussi, quand vint le jour tant attendu de la visite du dépôt, tout le monde constata que pour ajuster une bielle, rien ne valait une grande quantité d'huile et des grands coups de masse sur les tourillons, et après on tourne! bien avant mai 68, les primaires que nous étions découvraient l'écart existant entre l'enseignement et la vie: " ils " avaient eu tort de nous faire voir l'envers du décors, rien ne serait plus comme avant!

    Dès le printemps venu, je fus sauvé par l'élitisme: à la comparaison entre les moyennes de tous les centres du réseau Nord, Lens fut classé dernier:
Notre polytechnicien de patron refit ses calculs: 2 élèves furent invités à démissionner, dont j'étais (ce qui permettait de revenir plus tard, merci) et 2 autres furent licenciés.
Je décidai de ne pas bénéficier du privilège qui m'était accordé et m'en trouva fort bien comme la suite le prouvera et ce fut la fin de la dynastie " cheminote " des Plouviez.

    Ah, j'oubliais; Maman revint bien plus tard vendre des billets en gare du Nord à Paris, mais ceci est une autre histoire..!

Michel Plouviez, Moulin-Neuf VB et Lens 46/48...