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Les Apprentis...


     Mes souvenirs commencent dans la salle de cours de l'apprentissage, où nous venons de pénétrer, ce jour de septembre 1961. J'ai oublié comment nous sommes arrivés là, mes parents et moi ! Par le train, assurément, puis à pied, sans doute, parce que nous n'étions pas riches...

     Nous avons tous l'air emprunté des gens peu habitués aux cérémonies. Pourtant, c'est bien de cela qu'il s'agit ! J'entre au centre d'apprentissage du Matériel et de la Traction, à la SNCF...Pour la quinzaine de jeunes qui sont là, c'est un peu l'évènement...
     Nous sommes reçus par un homme sec, sévère, droit et fier. Le Chef de Centre, qui est ici ce que devait être jadis le seigneur du château... Nous croisons également un homme gris, affairé, préoccupé, mégot éteint entre les lèvres. Il a l'allure de ces gens bizarres qu'on imagine dans une vieille bibliothèque poussiéreuse , la blouse grise, la moustache qui pend lamentablement sous le nez bouffi, mais les yeux malins et vifs...C'est le maître d'apprentissage !
     Petit discours, visite du centre. Des apprentis de seconde année sont à l'étau, peinant sur les limes pour rendre la pièce dans les temps. Aucun ne lève la tête. La pièce en huit heures, c'est le défi impossible, relevé chaque semaine, la perfection exigée à partir de l'acier brut...

     Je regarde et admire avec envie les pièces d'ajusteur exposées, incroyables de couleurs, de complexité et de précision, entièrement réalisées à la main, sans machine, par des bêtes de concours... Je mesure le gouffre qui m'en sépare. Les maîtres d'atelier sont là, en bleus comme les apprentis, montrant les gestes, surveillant sans relâche, ne tolérant aucune erreur...
     Ils ne nous lâcheront plus jamais, pendant trois ans ! Une éducation forcée à la dure et à l'ancienne, inimaginable aujourd'hui...
     Mais j'ai compris bien plus tard la valeur de ces hommes qui nous encadraient, qui ressentaient nos erreurs comme étant les leurs, et qui peinaient avec nous...

     Hier, je menais encore ma vie tranquille d'enfant. Je sortais de quatrième, et je venais de passer le certif, examen exigé pour pénétrer dans les centres de la SNCF, même si on avait brillamment réussi le concours d'entrée quelques mois plus tôt. Ici, à cette époque, on ne plaisantait pas avec l'apprentissage...
     Pendant cette première journée, on voit aussi la chambre en ville, qu'il a fallu trouver nous-mêmes, au moins cher possible. Pour moi, ce sera le troisième étage d'une rue éloignée de Tours, chambre minuscule, et je le saurais plus tard, sans chauffage, avec un lavabo où l'eau gelait...

     Pas très loin, les mécaniciens passent au manche des 141 R, ou des nobles 231 G, sur lesquelles je travaillerais deux ans plus tard, au levage vapeur sous l'atelier. Les " gueules noires " que personne n'aime, mais qu'on envie ou qu'on craint, sur leurs monstres sortis droit de l'enfer... Beaucoup sont d'anciens apprentis, et ont appris à ne pas se plaindre. Je l'apprendrais aussi, très vite...
     Dans l'air du dépôt, on sent la vapeur, le charbon, l'huile, les multiples odeurs de ces dépôts vapeur, frémissants de vie...Je réalisais alors que ma période d'enfant était finie.

     Je venais de choisir ma vie ! J'avais quatorze ans.

     Quarante et quelques années plus tard, j'ai évidemment pris conscience que ces temps sont révolus. Mais je ne suis pas encore persuadé que notre époque est bien meilleure, et je suis même, certains jours, convaincu du contraire...
     Alors, puisque la vie m'en laisse le temps, j'ai entrepris de lister ici tous ceux qui ont fait cette histoire. Parce que de cette flamme qui nous animait, je sens bien que la lueur diminue chaque jour un peu plus !
     Doucement, très doucement, inexorablement...