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Souvenirs, souvenirs !



Le jour où j'ai eu la plus grande peur de ma vie !

C'était en 1944, ou début 1945, lorsque je travaillais comme mineur-ouvrier ajusteur à l'entretien des locomotives au dépôt de Rennes-Baud.
Formé à l'école MT de Rennes (1939-1942), nous y avions appris toute la technologie des machines à vapeur.

Avec l'audace de la jeunesse, il était tentant de manoeuvrer ces lourds engins pour le plaisir de les dompter !
Cependant, je savais que, seuls les "agents de cour" étaient habilités à les manoeuvrer à l'intérieur du dépôt: autorisation délivrée après une formation adéquate.
Deplus, ils étaient chargés de la surveillance des engins stationnés sur les "grilles" pour les maintenir en pression, prêts au départ. Pour éviter tout problème de niveau d'eau dans la chaudière (fusion des "plombs"), ils avaient tendance à élever ce niveau au maximum.

J'avais entendu parler du risque de l'entraînement d'eau au démarrage d'une machine: par suite d'un niveau trop élevé, l'eau est aspirée dans les cylindres avec la vapeur. Un grand panache de vapeur saturée s'élève avec grand bruit: les goutelettes condensées retombent alentour, c'est spectaculaire !

Venons-en à ma grande peur !

Ce jour-là, nous travaillions en équipe au démontage des bielles d'une loco froide sur fosse au secteur "Révision" du bâtiment. Plusieurs voies y accèdant s'écartent sur le faisceau et, sur la nôtre, à l'extérieur, une machine sous pression était stationnée à une cinquantaine de mètres.

Nous avions, pour retirer certains axes du biellage, à déplacer légèrement la machine.
Pour ce faire, nous utilisions de longs leviers appelés "Anspec" qui possédaient un sabot articulé à placer sur le rail. L'action du levier se répercutait au sabot qui entraînait centimètre par centimètre l'ensemble de la machine.
C'était fastidieux !
Il nous était arrivés d'avoir une machine sous pression à proximité et l'agent de cour sollicité s'approchait pour déplacer légèrement notre engin.

L'instant T:

Un certain jour, nous trouvant dans les mêmes conditions, et sans agent de cour à disposition, je décidais d'effectuer moi-même la manoevre d'approche. L'engin sous pression, de type "140 bossue" se trouvait à proximité de notre machine.

Conscient de la sécurité impérative, je commençais par manoeuvrer le volant de l'alimentation de la pompe à air (petit cheval !!) afin d'avoir un freinage sûr !

J'avais oublié que cet engin robuste était surtout utilisé pour la traction des trains de fret lourds et que son démarrage n'était pas souple: il fallait pousser franchement le levier du régulateur pour une action en réponse !

Suite d'opérations:
- Desserrage du frein à main utilisé pour le stationnement.
- Volant de marche tourné dans le bon sens !
- Levier du by-pass basculé ouvert pour le démarrage.
- Desserrage du frein à air "direct".
- Action sur le levier du régulateur vapeur.

C'est parti ! L'engin démarre dans un bruit effroyable de vapeur et d'eau et s'emballe !
Situation à redresser d'urgence !

- Impossibilité de refermer le régulateur vapeur, due au passage de l'eau mélangée !
- Freinage d'urgence par frein direct.
- Rebasculer ouvert le by-pass.
- Ramener à 0 le volant de marche.
- Le régulateur a pu enfin être refermé !
Ceci en quelques secondes car l'engin se rapprochait de notre machine. Le choc aurait été violent, sans parler de l'effet domino avec les machines se trouvant sur la même voie ! Victimes ?

L'engin enfin stoppé à une dizaine de mètres, tout abasourdi par ce qui m'arrivait, je m'apprêtais à descendre quand une personne s'approche : c'était le chef de dépôt.
Son bureau étant proche, il avait assisté à l'emballement de mon engin. Après m'avoir interrogé sur mon action et demandé mon nom, il a jugé que la leçon avait été bien comprise par cette expérience heureusement achevée.

Je m'attendais à une sanction, mais je n'en ai jamais entendu parler.
70 ans après, merci à cette personne !

2/2015 - Rigourd Marcel, ex-apprenti à l'école MT de Rennes, promotion 1939/42.