Imprimer cette fenêtre La solitude des conducteursRetour page précédente
La solitude des conducteurs est une réalité croissante. Mais cette solitude, mal cernée par les responsables traction, peut avoir des causes multiples. Selon le train, selon l'âge, selon l'environnement de l'agent, elle peut se présenter de manière différente, et avoir des conséquences plus ou moins graves sur le comportement.

Ce sentiment est devenu plus aigu lorsque les moments de solitude se sont ajoutés à d'autres, déjà présents, créant dans la vie de l'agent une sorte de désert autour de lui.
A la conduite, des évènements successifs dans la gestion des personnels et des systèmes pendant ces vingts dernières années ont fortement accru l'isolement des conducteurs, et il est très difficile de trouver une solution à ce problème.

Le premier évènement de départ a été incontestablement la suppression des aides conducteurs, remplacés par la radio sur les trains de marchandises. Ces trains, relativement lents, sont assurés sur des longs parcours. Sur une ligne peu accidentée, comme peut l'être la traversée de la beauce, par exemple, le conducteur travaille d'une façon presque mécanique, et il doit s'efforcer constamment de maintenir son attention en éveil, pour l'observation des signaux. Ce n'est pas si facile, et vous pouvez très bien vous en rendre compte quand vous regardez un film où il ne se passe rien, et que vous avez déjà vu ! L'attention s'échappe sournoisement, sans qu'on en ait conscience. Les conducteurs des trains de voyageurs étaient déjà seuls depuis longtemps.

Il y a eu ensuite l'allongement des parcours, qui a provoqué la dissémination des conducteurs d'un même dépôt sur un grand territoire. De ce fait, ils ne se rencontrent pratiquement plus dans les foyers, pendant leurs repos extérieurs, et ils ne peuvent donc plus se parler, même lorsqu'ils ne travaillent pas.
Sur ces évènements, sont venus se greffer des petits inconvénients ponctuels qui ont accentués le problème. Par exemple, les gestionnaires de l'entreprise se sont mis à tracer des trains le plus direct possible, en supprimant des triages, et en utilisant des locomotives bi-courant. La conséquence directe, c'est que les conducteurs, relevant leurs trains directement dans les gares et dans les triages, se voyaient de moins en moins dans les dépôts, réduits à des centres administratifs.

L'arrivée des TGV n'a rien arrangé, loin de là. Ce nouveau mode de traction a été dès le départ l'objet d'une organisation rigoureuse. Tous les conducteurs ne peuvent pas les conduire, et ces TGV ont remplacé beaucoup de trains classiques. Cela a créé artificiellement des castes au sein des conducteurs, et a provoqué des tensions internes, par jalousie, par dépit, par bétise peut-être.

Le résultat est que les conducteurs, tout en ayant les mêmes envies et les mêmes désirs, ne se parlent plus beaucoup.
Curieusement, la solidarité reste très forte malgré tout. La direction de la SNCF le sait parfaitement, et elle est toujours très prudente avec son personnel de conduite, très réactif. Un évènement mal perçu peut déclencher en quelques heures une réaction dans tout le pays, sans que les conducteurs aient besoin de se parler. C'est une sorte de conscience collective. C'est cette conscience qui leur donne cette force, malgré leur solitude.
Mais cette solitude a des effets pervers. Tous les gens dont les gestes professionnels sont importants savent qu'on ne peut pas se fier entièrement à nos sens. Avec la fatigue, le cerveau interprète mal ce que les yeux voient, et les reflexes s'émoussent. Les conducteurs effectuent beaucoup de gestes reflexes, et beaucoup de gestes réfléchis. Les gestes reflexes ne passent pas par le cerveau, car ils répondent à des automatismes de situation. Or, si cette situation est mal perçue, le geste devient une erreur.

Au fil de sa carrière, un conducteur évolue dans son esprit. Puisqu'il est seul, il va apprendre à tout vérifier plusieurs fois, par des moyens et des sens différents. Lorsqu'une action est entreprise, tous les sens participent, et c'est seulement lorsque tous ces tests inconscients sont positifs que le conducteur aura une certitude.

Le résultat direct de cette attitude, c'est qu'un conducteur chevronné ne fait plus confiance aux sens des autres. S'il ne ressent pas lui-même cette certitude, il n'est certain de rien.
Tous les toubibs du chemin de fer vous diront que les conducteurs deviennent un peu paranoïaques ! Petit à petit, ils n'ont plus confiance en rien ni personne. Ils doivent vérifier eux-mêmes ! Plus grave, ils ne peuvent plus confier leurs difficultés qu'à leurs pairs, lorsqu'ils ont la chance d'en rencontrer un qu'ils connaissent bien. Comme c'est de plus en plus rare, les conducteurs se referment sur eux-mêmes, avec leurs difficultés. Dans ce contexte, le cadre traction, qui est le cadre direct, est un intrus ! Il ne fait pas le même métier, et ne peut pas comprendre !

J'ai vu des gens très hauts placés s'en moquer. Ils ont torts ! C'est grâce à cette méfiance, ou ce défaut, comme vous voulez, que les conducteurs deviennent parfaitement opérationnels et sûrs dans toutes les situations. C'est un mal nécessaire à ce métier, même si les hommes doivent en souffrir !
Mais vu l'évolution des gestions et des mentalités, il est probable que ces conducteurs vont se sentir de plus en plus seuls. Si on ajoute la difficulté d'avoir une vie familiale normale, ou même une vie normale tout court, il me semble urgent que ce problème soit traité autrement que par le mépris. Mais comme tous mes collègues, je connais trop la maison pour avoir de l'espoir...