Histoires d'un jeune cheminot...
Chez les jeunes cheminots, comme dans d'autres métiers, certains petits évènements marquent la mémoire plus que d'autres. En voici quelques-uns restés dans mes souvenirs...
L'avant première
Je suis un ancien apprenti de la SNCF. Comme apprenti, lors de notre troisième année, on nous faisait faire deux accompagnements de train. J'avais 17/18 ans à l'époque. J'avais choisi un accompagnement électrique, et un diesel. J'avais déjà fréquenté les machines vapeur, car mon père était Chef de gare.
L'accompagnement électrique s'est déroulé sur le "Drapeau", avec une CC 7100, et j'avais été très impressionné à la fois par le train composé uniquement de voitures inox, et par la vitesse, qui était de 150 à l'époque. C'était l'un des trains les plus rapides de la SNCF. Mais j'étais en terrain connu. Je connaissais très bien les 7100, dont l'une d'entre-elles détenait le record du monde du moment avec 331 km/h. (7107).
Puis vint l'accompagnement diesel. Le train choisi fut un automoteur rapide qui reliait Genève au Croisic.
On l'appelait le "GO" ou l"OG" selon le sens. (Genève-Océan). Mais dans les coulisses, tout le monde l'appelait le "lézard vert". Ce train, exclusivement 1ère classe, faisait partie des grands, à l'époque, bien qu'il ne pouvait rouler qu'à 124 km/h, si mes souvenirs sont exacts. Il était "suivi" de très près, et les régulateurs écartaient tout devant lui. Retarder ce train était impensable ! Je fis l'aller Tours - St Germain des fossès, à côté du mecano, qui me confia le manche quelques minutes, sous la surveillance étroite du chef mécano qui m'accompagnait. J'étais aux anges !
Repas à St Germain, puis retour sur le GO qui passait dans l'autre sens. J'avais dû faire bonne impression à l'aller, et le chef mec (c'est comme ça qu'on disait, à l'époque) me mit au manche d'autorité, en me surveillant de près. Je compris très vite la technique pour tenir le trait et la veille automatique, et j'assurais bientôt la marche sans conseil, tendu comme un arc ! Mon père était Chef de gare à Mennetou sur cher, à ce moment là, et j'avais pris assez d'assurance pour jouer du klaxon au passage. Personne n'a pu ignorer, à 5 km à la ronde, que le fils du chef de gare passait au manche du lézard vert ce jour là !
Tout s'est passé comme dans un rêve ! Le chef mécano m'aidait pour les arrêts, car le maniement des robinets de frein autorail était spécial, mais je m'arrêtais seul en gare de St Pierre des Corps.
Arrêt correct, et à l'heure ! Je descendis de la rame comme si je venais de porter le monde !
Quel pied ! Je crois que je n'oublierais jamais ce jour là !
Le premier train
Le premier train est le train qu'un élève-conducteur fait à son compte, pour la première fois. C'est à dire qu'il assume pour la première fois l'entière responsabilité de ses actes.
Dans mon cas, qui remonte vers les années 72/73, nous avions encore des aides-conducteurs sur les trains de marchandises, et comme la plupart étaient autorisés à la conduite, ils constituaient un appui de taille. Aussi, les cadres qui nous commandaient prenaient-ils un malin plaisir à commander ces "premiers trains" sur un voyageur semi-direct qui reliait Tours à Orléans en soirée, le 7030 ! Nous pouvions réglementairement rouler à 130 sur ce type de train, alors que nous étions limités à 100 par ailleurs. Et surtout, le conducteur était seul ! Il n'y avait pas d'aide !
Pour corser le tout, ce train était serré, et il s'arrêtait souvent. Tous les conducteurs vous diront que savoir où est une gare est une chose, mais s'y arrêter à deux mètres près avec un train est une autre affaire !
Ce qui est sûr, c'est que je ne risquais pas d'être en retard ce jour là, pour embaucher. J'avais révisé avec soin tout ce que contenait ma sacoche, en m'assurant mille fois de n'avoir rien oublié ! Je devais avoir une 8500, machine que je connaissais bien, les numéros de signaux précédant les gares où je devais m'arrêter, et j'étais prêt à affronter l'épreuve.
Mais rien ne marche jamais comme on l'a prévu. La machine était une 9200, dont les ventilateurs font un bruit infernal et vous prennent la tête, et la gare de Tours m'envoya en retard, pour une raison que j'ai oubliée. Et il pleuvait, évidemment ! La conséquence immédiate, c'est que je n'y verrais rien, que je devrais tirer comme un sauvage et freiner au dernier moment, dans un bruit d'enfer qui m'empèchera de me concentrer ! Je sentis l'appréhension monter, et je sentais toutes mes connaissances partir en lambeaux.
Pour un "bleu" comme je l'étais, le nombre de choses que doit surveiller et faire un conducteur est incroyable. Avec l'expérience, l'esprit se structure et les choses sont en apparence plus faciles. Ce n'était pas le cas, ce jour là ! Je devais "penser" toutes mes actions, et ça se bousculait au portillon !
Mais je roulais déjà depuis longtemps comme aide, j'avais l'exemple des anciens et je ne cédais pas à la panique. Par contre, je ne suis pas sûr d'avoir fait des arrêts très doux, sur ce train. Les robinets de frein H7A n'avaient rien à voir avec ceux de maintenant ! Malgré tout, ce premier train s'est bien passé, et je suis rentré épuisé avec le sentiment du devoir accompli.
Mais tout de même, je n'ai pas oublié les cadres de la commande de l'époque.
C'était des drôles d'enfoirés !
La protection arrière...
Cette histoire se passe dans les années 70. Je roulais épisodiquement comme aide lorsqu'on avait besoin de moi. A cette époque, il existait entre Poitiers et Bordeaux une portion de block manuel, et les trains de voyageurs étaient à protection arrière. Cela signifie qu'en cas d'arrêt inopiné, un agent devait se rendre à une certaine distance derrière le train pour y placer une protection destinée à protéger le train arrété.
J'étais donc sur l'un de ces trains, dont le conducteur dut subitement provoquer l'arrêt à cause d'une disparition de la tension ligne. Il m'envoya derechef à la protection, et je m'exécutais immédiatement puisque c'était l'un des rôles de l'aide conducteur.
Encombré des agrès de sécurité, (pétards, drapeaux), me voilà parti en courant. Une garde barrière me voyant arriver et ayant pitié de moi, me présente une bicyclette que j'enfourche avec soulagement, avec mes agrès sous le bras.
Les pistes qui longent les voies ne sont pas très larges, et vous vous imaginez bien qu'entre l'évitement des poteaux caténaires et les morceaux de ballast, cela n'avait rien d'une course de fond. Tout imprégné de ma mission, je ne pris pas garde à un morceau de ballast plus gros que les autres, qui embarqua le vélo vers le prochain poteau caténaire qui arrivait.
J'essayais de reprendre mon équilibre, mais j'étais assis sur un vélo devenu fou, que je ne pouvais plus corriger, encombré de mes agrès ! Je filais comme une fusée dans un contrebas en sous bois, et je me retrouvais les quatres fers en l'air dans un fouillis inextricable de branches et de grandes herbes.
Ne sachant plus très bien où j'étais, je n'avais pourtant qu'une obsession, qui était de remonter dare-dare sur la piste et de placer les pétards que je n'avais pas lachés dans la chute. Ce que je fis. Je pris bien soin de prendre dix secondes de réflexion, comme le répétaient sans cesse les anciens, et je m'acquittais de ma tâche, soulagé d'avoir mené cette grande mission à bien.
L'esprit plus libre, je m'aperçus subitement que je n'avais plus le vélo, que j'avais complètement oublié ! Sur le chemin de retour, me voici donc reparti dans les branchages, à la recherche de cet engin qui ne devait pas être bien loin.
Mais rien à faire ! Cette saloperie de vélo avait disparu, et j'avais beau m'acharner dans le fond des branchages, ce dernier restait introuvable ! Déjà embarassé par les explications que je devrais fournir à la garde barrière, je remontais donc sur la piste en maugréant, de très mauvaise humeur !
Pour m'apercevoir presque immédiatement que ce vélo était resté, lui, au bord de la piste, et qu'il n'avait pas franchi le premier rideau d'arbres auxquels il était resté accroché.
Soulagé, je repris la route du retour, et je remis le cycle à la dame, avec force remerciements. Ce n'est que devant son air pincé que j'aperçus le phare qui pendait lamentablement au bout de son fil, et le garde-boue qui n'avait plus le profil d'origine. Je ne puis que m'excuser maladroitement, et rejoindre rapidement mon conducteur, qui m'attendait.
Lui aussi était de mauvaise humeur, car j'avais mis trop de temps. Je lui racontais donc mon épopée, vexé de l'avoir déçu. J'avais des gnons un peu partout et je n'avais pas envie de rire du tout !
Pourtant, à l'arrivée à Bordeaux, lui , il se marrait toujours !
Le carré de Villemomble...
Jeunes conducteurs, nous fréquentions beaucoup la ceinture de Paris, en particulier la portion qui reliait Valenton au triage du Bourget, où nous emmenions les trains de marchandises, le plus souvent de nuit.
Ce jour là, j'avais comme aide conducteur un élève de St Pierre. Nous avions embauché sur les coups de 23 heures, et nous sommes partis du triage de Bobigny vers minuit.
Arrivant vers Villemomble, nous sommes stoppés par un carré fermé, protégeant la sortie du relais. Il fait nuit noire, et l'endroit n'est pas des plus éclairés.
Conformément à la réglementation, je descends de la machine et me rend donc au téléphone pour me faire reconnaître de l'aiguilleur. Nous n'avions pas encore la radio à ce moment là !
Aucune réponse au téléphone, mais le signal s'ouvre, et je rabats donc le combiné pour remonter dans la cabine et repartir au plus vite.
Je n'ai pas compris sur l'instant ce qui s'était passé. Après une secousse sévère, je me suis retrouvé accroupi dans un endroit très humide, où il n'y avait plus de lumière du tout, et je ne voyais plus rien d'autre que du gris sombre! Plus de train, plus de rails, plus d'immeubles environnants !
Il y a des moments où le cerveau a du mal à "raccrocher" la réalité lorsque tous les repères sont perdus ! Je ne comprenais pas où j'étais, et je n'arrivais pas a expliquer cette situation, lorsque j'entendis une voix qui m'appelait : "Gérard, c'est ouvert ! T'es où ?"
En me relevant péniblement, je compris alors que le téléphone était situé au dessus d'un fossé en béton très profond, et qu'un irresponsable avait simplement placé une passerelle devant ce téléphone. Un pas en arrière m'avait suffit pour disparaitre de la surface de la terre ! Je voyais maintenant ce téléphone à deux mètres au dessus de moi, et j'apercevais le haut de la machine sur le côté, autour de laquelle mon compagnon me cherchait, sans comprendre lui non plus ce qui était arrivé !
Remonter ne fut pas le plus facile. J'avais de l'eau jusqu'aux genoux, et je n'y voyais rien. Je retrouvais la surface avec soulagement, et rejoignit mon compagnon qui commençait à s'inquiéter. Nous ne sommes pas repartis immédiatement, car j'avais une grosse plaie sur le tibia, et il nous fallut un certain temps pour arrêter le sang qui coulait.
J'examinais l'endroit quelques jours plus tard pour mieux comprendre la situation. Je me rendis compte alors que j'avais eu beaucoup de chance. Le fossé était entièrement bétonné avec des bords vifs, et il n'y avait aucune protection. Ma carrière aurait pu s'arrêter là, mais je m'en tirais à bon compte.
Mon compagnon du moment n'eut pas autant de chance. Il nous quitta prématurément quelques années plus tard, au terme d'une grave maladie. Je pense à lui, à chaque fois que je regarde ma jambe. S'il n'est plus là pour raconter cette histoire, la cicatrice qui est restée me le rappelle toujours !
La honte à Juvisy...
Je ne suis pas très fier de cette histoire, mais elle a bien fait rire les agents de Juvisy. Je ne vois pas pourquoi je devrais vous en priver !
Cela se passe à l'époque des premières radios sur les machines. Juvisy venait de se doter d'un PRS neuf, qui avait bousculé l'aspect habituel de la gare. Je passais très souvent sur les voies EV, puisque nous fréquentions régulièrement la grande ceinture de Paris.
J'arrivais au petit matin aux abords de Juvisy avec un messagerie. J'étais au bout du rouleau, et j'avais hâte d'aller me coucher. La nuit avait été pénible.
Je passais devant la gare, m'apprêtant à respecter les signaux d'entrée du triage, lorsque je vois du coin de l'oeil une forme humaine en haut de la tour située derrière le PRS. Rien de bien précis, mais la sensation d'avoir vu quelque chose d'inhabituel, surtout à cinq heures du matin. J'étais sûr de la forme humaine, mais pas très certain de ce que j'avais vu car cette forme m'avait semblé... nue !
Immédiatement en alerte, j'ai bien essayé de confirmer cette apparition par une nouvelle observation, mais la densité de l'architecture à cet endroit ne m'a pas permis de revoir le haut de cette tour, qui se situait maintenant derrière un pont.
N'en croyant pas mes yeux, mais saisi d'un doute affreux, je réfléchis rapidement et décide d'alerter le PRS de Juvisy, puisque j'avais la chance d'avoir une machine équipée radio !
Je le fis d'un ton manquant d'assurance, me doutant d'un piège quelconque qui aurait abusé mes yeux fatigués...
Aux éclats de rire qui explosèrent dans la radio, je compris immédiatement que je venais de sortir la connerie de l'année ! D'autant plus que l'aiguilleur me précisait, hilare : " Ah ! Tu l'as remarquée parce qu'elle était à poil !"...
J'avais bien vu une forme humaine ! Une belle jeune femme en pierre rose, effectivement nue, qui devait se trouver en haut de la tour depuis un bon moment !...
Encore aujourd'hui, je me demande comment j'ai pu me faire avoir. Mais j'étais fatigué ! L'aprés-midi qui suivit, en me levant , le premier agent rencontré me raconta l'histoire, plié en deux...! Elle avait déjà fait le tour de Juvisy ! C'était pas mon jour ...